GRASSI Ricardo, Journalisme à bout de souffle. El descamisado, Paris, L'Harmattan, 2022. Traduction par: Odile Begué Girondo.
Descamisados. Journalisme à bout de souffle s’ouvre sur la scène d’une rencontre à Kaboul, en 2010,
entre un ancien anthropologue devenu agent de la CIA et Ricardo Grassi, auteur
du livre qui nous réunit et ancien rédacteur en chef de la revue El
Descamisado, qui a brièvement survécu à sa fermeture grâce aux publications qui
lui ont succédé, El peronista et La Causa peronista. La scène et
les identifications vis-à-vis de l’autre évoquent la mémoire de l’hebdomadaire
et de son époque et le situent, à partir de la compréhension actuelle de ce
moment historique, dans le contexte global de la guerre froide où les
journalistes qui l’ont réalisé ont participé, depuis le journalisme, au combat
qui opposait la perpétuation du système capitaliste, d’une part, et la
révolution socialiste, d’autre part. Avant d’entrer dans le récit de
la mémoire, la scène nous présente donc le regard de l’autre, le spécialiste
américain du contre-terrorisme, dans un lieu autre, l’Afghanistan, et franchit
la différence en établissant un parallèle possible entre l’ennemi de l’époque,
la menace communiste contre laquelle une « première guerre contre le terrorisme »
(selon la caractérisation de l’époque par John Dinges, cité par Ricardo Grassi)
a été menée à travers la sale guerre, et l’ennemi actuel, vaguement appelé « terrorisme
musulman ».
La dernière scène d’écriture du livre, qui raconte sa propre genèse, se
clôt également en Afghanistan, et explore précisément les confluences, les
parallèles et les divergences entre les politiques gouvernementales
post-dictatoriales en Argentine et le « point final » afghan dicté par la
politique américaine, entre la douleur des proches des détenus et des disparus
dans le Cône Sud et celle des proches dans ce pays montagneux d’Asie, entre la
pratique journalistique de l’auteur et de ses collègues entre 1973 et 1974, et
la première agence de presse indépendante d’Afghanistan, Pajhwok Afghan News,
dont Ricardo Grassi a supervisé le développement.
Entre ces deux moments de référence à un passé plus proche se déploie l’acte
de mémoire, mais aussi de relecture et de création, qui sert de contrepoint à
la pratique et à la réflexion sur et dans le présent. Dans ce sens, Descamisados.
Journalisme à bout de souffle présente, d’une part, la reconstruction de l’histoire
et des choix journalistiques, esthétiques et politiques de El descamisado
et des magazines qui lui ont succédé, qui ont développé un journalisme militant
depuis l’arrivée de Cámpora au pouvoir jusqu’à la publication de l’interview de
Montoneros évoquant la mort d’Aramburu et le passage à la clandestinité de l’organisation
politique et armée dont ils ont été l’organe de presse officieux. Plus
généralement, dans la mesure où, pour rendre intelligible cette reconstruction,
il aborde la relation tendue entre la Jeunesse péroniste et les Montoneros, d’une
part, et le troisième gouvernement de Juan Domingo Perón, d’autre part, et
cherche à restituer le sens, les aspirations et les contradictions de la
jeunesse péroniste qui a poursuivi la construction d’un socialisme national, le
livre se présente, selon les termes de l’auteur, comme « la peinture de la
vitalité d’une époque et de ma génération ». Ce
double travail de témoignage, réalisé quarante ans après les événements
auxquels il se réfère (rappelons que la première édition du livre en espagnol
date de 2015), permet à Ricardo Grassi de se positionner par rapport à certains
des livres parus sur le sujet et de corriger certaines interprétations (comme
dans le cas de Perón o Muerte. Los fundamentos
discursivos del fenómeno peronista par Silvia Sigal et
Eliseo Verón).
Mais aussi, dans la mesure où l’acte de mémoire s’effectue à partir d’un
présent d’activisme et d’action politico-journalistique, et dans la mesure où Descamisados.
Journalisme à bout de souffle n’est pas seulement un acte de mémoire, mais
aussi le produit d’un travail de relecture, de critique et d’une activité d’écriture
méditée qui recourt à des stratégies littéraires pour introduire la mémoire, les
« personnages » du souvenir et leur importance, Ricardo Grassi, loin de
produire uniquement un livre sur le passé — aussi présent que soit ce passé —
propose les « confluences, parallélismes et divergences » susmentionnés pour
promouvoir une considération différente du présent.
En ce sens, il me semble pertinent d’évoquer une lecture de Beatriz Sarlo
dans Tiempo pasado. Cultura de la memoria y giro subjetivo. Dans ce
livre de 2005, conçu en réponse à l’augmentation bibliographique des écrits à
la première personne sur les années 1960 et 1970 en Argentine, l’auteure
propose une discussion de ce qu’elle appelle le « tournant subjectif » et
définit comme « la tendance actuelle du marché des biens académiques et
symboliques qui vise à reconstruire la texture de la vie et la vérité logée
dans le souvenir de l’expérience », la revalorisation de la première personne
comme point de vue, la revendication d’une dimension subjective, qui se répand
aujourd’hui sur les études du passé et les études culturelles du présent ».
Sarlo remet en question la valeur du témoignage, qui annulerait la distance,
pour raconter l’Histoire, et plus particulièrement la confiance dans la
capacité du témoignage à la première personne et de l’expérience personnelle à
raconter une époque, et l’idée qu’il serait possible de comprendre le passé à
partir de sa logique et qu’il y aurait une transparence de l’expérience. D’une
certaine manière, le livre de Sarlo s’interroge sur la manière d’aborder le
passé que l’on cherche à construire, et sur les critères méthodologiques que l’on
applique à cette construction.
Je crois que, bien que ce ne soit pas l’intention de l’auteur, nous
pourrions lire dans le livre de Grassi une possible échappatoire à cette forme
d’aveuglement par rapport à la première personne dont parle Sarlo, non pas tant
en raison de l’imposition d’une distance par rapport à l’expérience — qui
existe pourtant dans la critique du passé et que le livre thématise — mais parce que, conformément au projet même des
publications des années 1973-1974, le livre est loin d’être un témoignage
qui se prétend neutre ou se défend dans un subjectivisme volontariste. Au
contraire, le travail de témoignage-lecture-écriture de Grassi nous présente
une mémoire explicitement militante (et, ceci dit, on peut se demander si la
mémoire peut ne pas être militante). Mémoire militante dans deux sens :
parce qu’elle est la mémoire d’un passé et d’une pratique journalistique
populaire et militante, consistant dans le choix d’une langue familière et
combative, d’une forme esthétique que l’auteur qualifie de nouvelle (un rapport
particulier entre l’image et le texte) et dans la cession de la parole à ceux
qui ont été réduits au silence, et parce qu’elle cherche à agir sur la
réflexion du présent. Mais aussi, dans la mesure où il est aussi le témoignage
d’une relecture, et où il est le produit d’une activité d’écriture méditée, le
témoignage-lecture-écriture de Grassi présente une réflexion sur le travail d’écriture
d’un mémoire, ses limites et ses enjeux :
Parcourir et narrer au présent la chronique vitale et exacerbée que le Desca a construite fait que celle-ci soit aussi une œuvre de fiction. Le défi consiste à ne pas traiter la fiction avec les connaissances acquises dans le passé. Mieux vaut dire tout de suite qu’il est fort probable que j’aie échoué.