Para que las generaciones futuras no tengan que pasarse horas interrogando un texto, y así sean más estúpidas (o tengan más tiempo para dormir)

2/6/22

El Descamisado. Journalisme à bout de souffle


GRASSI Ricardo, Journalisme à bout de souffle. El descamisado, Paris, L'Harmattan, 2022. Traduction par: Odile Begué Girondo.

Descamisados. Journalisme à bout de souffle s’ouvre sur la scène d’une rencontre à Kaboul, en 2010, entre un ancien anthropologue devenu agent de la CIA et Ricardo Grassi, auteur du livre qui nous réunit et ancien rédacteur en chef de la revue El Descamisado, qui a brièvement survécu à sa fermeture grâce aux publications qui lui ont succédé, El peronista et La Causa peronista. La scène et les identifications vis-à-vis de l’autre évoquent la mémoire de l’hebdomadaire et de son époque et le situent, à partir de la compréhension actuelle de ce moment historique, dans le contexte global de la guerre froide où les journalistes qui l’ont réalisé ont participé, depuis le journalisme, au combat qui opposait la perpétuation du système capitaliste, d’une part, et la révolution socialiste, d’autre part. Avant d’entrer dans le récit de la mémoire, la scène nous présente donc le regard de l’autre, le spécialiste américain du contre-terrorisme, dans un lieu autre, l’Afghanistan, et franchit la différence en établissant un parallèle possible entre l’ennemi de l’époque, la menace communiste contre laquelle une « première guerre contre le terrorisme » (selon la caractérisation de l’époque par John Dinges, cité par Ricardo Grassi) a été menée à travers la sale guerre, et l’ennemi actuel, vaguement appelé « terrorisme musulman ».

La dernière scène d’écriture du livre, qui raconte sa propre genèse, se clôt également en Afghanistan, et explore précisément les confluences, les parallèles et les divergences entre les politiques gouvernementales post-dictatoriales en Argentine et le « point final » afghan dicté par la politique américaine, entre la douleur des proches des détenus et des disparus dans le Cône Sud et celle des proches dans ce pays montagneux d’Asie, entre la pratique journalistique de l’auteur et de ses collègues entre 1973 et 1974, et la première agence de presse indépendante d’Afghanistan, Pajhwok Afghan News, dont Ricardo Grassi a supervisé le développement.

Entre ces deux moments de référence à un passé plus proche se déploie l’acte de mémoire, mais aussi de relecture et de création, qui sert de contrepoint à la pratique et à la réflexion sur et dans le présent. Dans ce sens, Descamisados. Journalisme à bout de souffle présente, d’une part, la reconstruction de l’histoire et des choix journalistiques, esthétiques et politiques de El descamisado et des magazines qui lui ont succédé, qui ont développé un journalisme militant depuis l’arrivée de Cámpora au pouvoir jusqu’à la publication de l’interview de Montoneros évoquant la mort d’Aramburu et le passage à la clandestinité de l’organisation politique et armée dont ils ont été l’organe de presse officieux. Plus généralement, dans la mesure où, pour rendre intelligible cette reconstruction, il aborde la relation tendue entre la Jeunesse péroniste et les Montoneros, d’une part, et le troisième gouvernement de Juan Domingo Perón, d’autre part, et cherche à restituer le sens, les aspirations et les contradictions de la jeunesse péroniste qui a poursuivi la construction d’un socialisme national, le livre se présente, selon les termes de l’auteur, comme « la peinture de la vitalité d’une époque et de ma génération ». Ce double travail de témoignage, réalisé quarante ans après les événements auxquels il se réfère (rappelons que la première édition du livre en espagnol date de 2015), permet à Ricardo Grassi de se positionner par rapport à certains des livres parus sur le sujet et de corriger certaines interprétations (comme dans le cas de Perón o Muerte. Los fundamentos discursivos del fenómeno peronista par Silvia Sigal et Eliseo Verón).

Mais aussi, dans la mesure où l’acte de mémoire s’effectue à partir d’un présent d’activisme et d’action politico-journalistique, et dans la mesure où Descamisados. Journalisme à bout de souffle n’est pas seulement un acte de mémoire, mais aussi le produit d’un travail de relecture, de critique et d’une activité d’écriture méditée qui recourt à des stratégies littéraires pour introduire la mémoire, les « personnages » du souvenir et leur importance, Ricardo Grassi, loin de produire uniquement un livre sur le passé — aussi présent que soit ce passé — propose les « confluences, parallélismes et divergences » susmentionnés pour promouvoir une considération différente du présent.

En ce sens, il me semble pertinent d’évoquer une lecture de Beatriz Sarlo dans Tiempo pasado. Cultura de la memoria y giro subjetivo. Dans ce livre de 2005, conçu en réponse à l’augmentation bibliographique des écrits à la première personne sur les années 1960 et 1970 en Argentine, l’auteure propose une discussion de ce qu’elle appelle le « tournant subjectif » et définit comme « la tendance actuelle du marché des biens académiques et symboliques qui vise à reconstruire la texture de la vie et la vérité logée dans le souvenir de l’expérience », la revalorisation de la première personne comme point de vue, la revendication d’une dimension subjective, qui se répand aujourd’hui sur les études du passé et les études culturelles du présent ». Sarlo remet en question la valeur du témoignage, qui annulerait la distance, pour raconter l’Histoire, et plus particulièrement la confiance dans la capacité du témoignage à la première personne et de l’expérience personnelle à raconter une époque, et l’idée qu’il serait possible de comprendre le passé à partir de sa logique et qu’il y aurait une transparence de l’expérience. D’une certaine manière, le livre de Sarlo s’interroge sur la manière d’aborder le passé que l’on cherche à construire, et sur les critères méthodologiques que l’on applique à cette construction.

Je crois que, bien que ce ne soit pas l’intention de l’auteur, nous pourrions lire dans le livre de Grassi une possible échappatoire à cette forme d’aveuglement par rapport à la première personne dont parle Sarlo, non pas tant en raison de l’imposition d’une distance par rapport à l’expérience — qui existe pourtant dans la critique du passé et que le livre thématise mais parce que, conformément au projet même des publications des années 1973-1974, le livre est loin d’être un témoignage qui se prétend neutre ou se défend dans un subjectivisme volontariste. Au contraire, le travail de témoignage-lecture-écriture de Grassi nous présente une mémoire explicitement militante (et, ceci dit, on peut se demander si la mémoire peut ne pas être militante). Mémoire militante dans deux sens : parce qu’elle est la mémoire d’un passé et d’une pratique journalistique populaire et militante, consistant dans le choix d’une langue familière et combative, d’une forme esthétique que l’auteur qualifie de nouvelle (un rapport particulier entre l’image et le texte) et dans la cession de la parole à ceux qui ont été réduits au silence, et parce qu’elle cherche à agir sur la réflexion du présent. Mais aussi, dans la mesure où il est aussi le témoignage d’une relecture, et où il est le produit d’une activité d’écriture méditée, le témoignage-lecture-écriture de Grassi présente une réflexion sur le travail d’écriture d’un mémoire, ses limites et ses enjeux :

Parcourir et narrer au présent la chronique vitale et exacerbée que le Desca a construite fait que celle-ci soit aussi une œuvre de fiction. Le défi consiste à ne pas traiter la fiction avec les connaissances acquises dans le passé. Mieux vaut dire tout de suite qu’il est fort probable que j’aie échoué.