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2/7/15

L’autonomisation de la conscience et la notion d’idéologie dans "L’Idéologie allemande" (bref résumé)

L’autonomisation de la conscience et la notion d’idéologie dans L’Idéologie allemande

Le texte de Marx que nous allons commenter fait partie du 5e fragment de la première partie de L’Idéologie allemande, d’accord à la traduction parue aux Éditions sociales en 1976 sous la responsabilité de Gilbert Badia. Cet ouvrage de Marx et Engels, qui fut écrit en collaboration entre 1845 et 1846 et fut publiée en 1932 par l’Institut du marxisme-léninisme du P.C. de l’URSS et qui reste aujourd’hui fragmentaire, s’organise tout entier autour de la notion de « production de ses propres moyens d’existence [de l’être de l’homme, Sein], activité à la fois personnelle et collective (trans-individuelle), qui le transforme en même temps qu’elle transforme irréversiblement la nature, et qui ainsi constitue  “l’histoire” » (Balibar 2014 : 76), notion à partir de laquelle Marx offrit une genèse des formes sociales en suivant le fils conducteur de la division du travail. En particulier, dans la première partie du livre, intitulée Feuerbach, les auteurs font une critique de l’idéalisme des Jeunes-Hégéliens et proposent d’étudier le développement de la conscience à partir d’une perspective matérialiste, selon laquelle les représentations, les idées et les concepts (c’est-dire, les produits de la conscience) sont un produit du mode de production et de la vie matérielle des hommes. Dans ce contexte, le fragment à commenter explique la fonction que remplit la conscience en tant que produit historique et matérielle. Au début, le fragment établit une caractérisation de la conscience et postule son développement parallèle à celui de la division du travail. Ensuite, il poursuit à faire une description du processus de l’autonomisation de la conscience. Finalement, il établit la nécessité d’une révolution qui abolisse la division de travail étant donné les relations contradictoires et conflictuelles qui se produisent entre la force productive, l’état social et la conscience. L’enjeu principal de ce fragment est, à notre-avis, expliquer comment les produits de la conscience peuvent se constituer comme des idées autonomes et faire surgir l’idéologie. Pour faire cela, Marx propose d’étudier la division du travail matériel et intellectuel et la relation de domination qui surgit à partir de l’apparition de cette différence intellectuelle.
Pour analyser ce fragment de Marx, nous ferons premièrement une description du contexte où il se trouve – la première partie du livre – et des enjeux et des notions principales posées par l’auteur. Ensuite, nous ferons un commentaire détaillée du texte en analysant comment il emploie des termes spécifiques comme ceux de « conscience » et  « idéologie » et quel est le lien entre l’idéologie et la notion de division du travail intellectuel et matériel. En particulier, nous allons suivre la lecture qu’Étienne Balibar fait de L’idéologie allemande dans son livre La philosophie de Marx pour clarifier le rôle de la notion d’État et de la différence intellectuelle dans la théorie marxiste sur l’idéologie.

I. La problématisation de la théorie de la conscience des jeunes Hégéliens d’après Marx: la proposition d’une histoire avec des présuppositions vérifiables par voie empirique
            Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie,
mais la vie qui détermine la conscience.
(Marx et Engels 1982 : 78)

       Le début du livre de Marx et Engels présente avant tout une critique des différents courants – l’idéalisme et l’ancien matérialisme (Balibar 2014 : 48, 51) – de la philosophie allemande représentée par les  « Jeunes Hégéliens ». Cette polémique est signalée par le titre de la première partie de l’ouvrage, L’Idéologie allemande. Critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de ses représentants Feuerbach, B. Bauer et Stirner, et se déroule dans deux moments. Tout d’abord, dans le préface et les fragments 1 et 2 (Marx et Engels 1982 : 59-69) se présente une caractérisation générale de la pensée allemande du XIXe siècle en tant philosophie qui propose que les idées et les représentations dominent des hommes. D’après Marx, aussi bien les Jeunes-Hégéliens que les Vieux-Hégéliens partent de la croyance que le monde réel est le produit du monde idéal (p. 61), c’est-à-dire, ils subordonnent la base matérielle du développement social au mouvement des idées que les hommes se font sur eux-mêmes :
« Chez les Jeunes-Hégéliens, les représentations, idées, concepts, en un mot les produits de la conscience, qu'ils ont eux-mêmes promue à l'autonomie, passent pour les chaînes réelles des hommes, au même titre qu'ils sont proclamés  et tenus pour les liens réels de la société humaine par les Vieux-Hégéliens » (p. 65). Par conséquent, pour les Jeunes-Hégéliens le moyen de libération implique bouleverser l’état des choses à partir du raisonnement critique (p. 61).
       D’une façon peut-être un peu schématique, nous pouvons penser que le désaccord de Marx et Engels avec les Jeunes Hégéliens part de la perception d’un manque dans la philosophie allemande du XIXe siècle, tel qu’est indiqué à la fin du premier fragment : «Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel » (p. 66, nos italiques)[1]. Le deuxième moment du travail de Marx et Engels dans La philosophie allemande va donc porter sur ce lien entre le milieu matériel et les idées et représentations de la conscience. L’enjeu est triple. Il s’agit, d’une part, de faire une histoire des hommes (p. 69, note 4) à partir des « présuppositions réelles […] vérifiables par voie purement  empirique » (p. 70). Cela sera fait par Marx à partir des notions de production et de division du travail. Il s’agit, d’autre part, d’étudier le rôle de la conscience et les conditions de son autonomisation, qui donnent lieu à l’apparition des idéologies.  Ces deux enjeux sont solidaires d’une troisième : il s’agit, finalement, de faire une théorie sur la révolution.
       Par conséquent, au contraire des Jeunes-Hégéliens, Marx propose de partir de l’activité des hommes et les rapports qu’ils entretiennent pour faire une histoire des hommes et de l’idéologie : c’est la production des moyens d’existence ce qui distingue des hommes des animaux et qui produit le mode de vie et l’être des hommes, aussi bien que ses relations. D’après Marx, le mode de production représente
« un  mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé » (p.71). Ce mode de vie « reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production […]. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production » (p. 71, nos italiques). Pour faire une historisation des modes de production,  Marx suit le développement de la division du travail, puisque le degré de développement de la division du travail indique le degré de développement des forces productives d’une nation, c’est-à-dire, « [t]oute nouvelle étape de la division du travail caractérise un certain mode de production et d’échanges » (Balibar 2014 : 77). Cette histoire des stades de développement de la division du travail implique aussi faire une histoire parallèle de l’évolution des formes de propriété qui sont la contrepartie des différents modes de production (Balibar 2014 : 77 ; Marx et Engels 1982 : 72).
       Après avoir fait une brève histoire des formes de propriété, Marx arrive dans le quatrième fragment à ce que Balibar appelle « la partie polémique » du texte : la détermination du lien entre la structure sociale, la structure politique et les produits de la conscience et la production (Marx et Engels 1982 : 76), il s’agit, donc, de faire ce qui n’ont pas fait les Jeunes-Hégéliens, c’est-à-dire, de penser le lien entre l’idéologie et le milieu matériel. Comme nous avons déjà dit, Marx trouve l’origine de l’idéologie et les produits de la conscience dans le milieu matériel : « À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital » (Marx et Engels 1982 : 78). Par conséquent, la philosophie, la morale, la métaphysique et « tout le reste de l’idéologie » (p. 78) n’existent pas de façon autonome, et s’ils ont l’air d’être autonome et de dominer la vie (Marx emploie comme métaphore éclairante celle de la camera obscura [p. 78]), cela répond aussi aux processus historiques. En proposant cette idée Marx n’élabore pas seulement, comme signale Balibar (2014 : 86), une théorie de la méconnaissance ou de l’illusion due à un écart constitutif entre la conscience et la réalité. En effet, la proposition est problématique[2] : comment est-ce que se produit l’autonomisation de la conscience ? Quel est le lien entre l’idéologie et la production ? Quel rôle accomplit les fantômes, les concepts et la « mystification » qu’implique l’idéologie ? Comme signale Balibar, ces questions qu’ouvre le texte doivent être lues à partir du thème de la domination d’une classe sur les autres, comme nous verrons en analysant le texte proposé.

II. L’autonomisation de la conscience : genèse et problématique

Une fois établie l’histoire de la division du travail et les présuppositions ou les aspects originels de toute existence humaine – le fait que les hommes doivent produire des moyens pour satisfaire leurs besoins, le fait que la satisfaction du premier besoin produit des nouveaux besoins, le fait que l’homme se reproduit[3] et que cela implique un rapport naturel aussi bien que social (Marx et Engels 1982 : p.86-88)[4] – Marx étudie dans le fragment à commenter la conscience. Sa méthodologie implique suivre le développement génétique de la conscience, dans l’intention d’expliquer quand et comment se produit son autonomisation, ce qui permet l’existence des idéologies et de la théorie « pure » en général. Or qu’est-ce que la conscience chez Marx ? Dans L’Idéologie allemande, la conscience est avant tout un produit social qui apparaît avec le besoin en tant que « rapport avec ce qui m'entoure » (p. 89, note 2) : c’est une conscience du milieu sensible et de la « connexité limitée avec des autres personnes », rapport social qui est nécessaire parce que l’homme a besoin du commerce  avec des autres hommes pour vivre.  Or la conscience surgit comme résultat d’une altérité – elle est conscience « de la nature qui se dresse d’abord en face des hommes comme une puissance foncièrement étrangère » – et du besoin, tel que le langage – en fait, la conscience réelle se manifeste dans le langage ; le langage est la conscience pratique qui existe dans le commerce et  le rapport social, selon Marx. La conscience est ainsi « entachée » de matière, elle est « non-pure » et surgit dans l’être du processus de vie réel. C’est dans ce sens-là que pour Marx elle remplit la place que l’instinct a pour les animaux ; elle est « instinct conscient » (p. 90) et conscience grégaire parce que la relation que l’homme a avec son milieu est un rapport social.
Or, comment est-ce que se produit l’autonomisation de la conscience, étant donnée son enracinement dans la matière ? Marx explique que cela se produit parallèlement à l’apparition de la division du travail matériel et intellectuel. En effet, la conscience grégaire se perfectionne à mesure qu’augmente la population – et en conséquence deviennent plus complexes les besoins et la productivité –, et la même chose se passe avec la division du travail. Primitivement la division du travail consiste en celle qui se produit dans l’acte sexuel : c’est la différence de sexe celle qu’on trouve ici comme origine de la division du travail. Ensuite, se produit une division du travail en fonction des besoins, des hasards des dispositions naturelles. La conscience reste dans ces étapes de la division du travail comme conscience grégaire. C’est seulement à partir du moment où les conditions matérielles permettent la division du travail matériel et intellectuel – c’est-à-dire, le surgissement de la différence intellectuelle et d’une activité qui n’est pas directement liée à la production des moyens d’existence[5] – que la conscience peut s’autonomiser. Pour Marx, celui-ci est le moment où la division du travail « devient effectivement division du travail » (p. 90). La différence intellectuelle et l’autonomisation de la conscience sont donc des processus liés, mais pourquoi ? Qu’est-ce que Marx veut dire quand il parle sur une « effective division du travail » ? Balibar propose une réponse à ces questions à partir du thème de la domination d’une classe sur les autres. En effet, la différence intellectuelle implique l’apparition d’une classe d’individus qui sont à côté de la nécessité de la production matérielle et la consolidation d’une autre classe qui fait le travail manuel ; une telle classe peut exister grâce au travail de l’autre. Ainsi, la division du travail implique une distribution inégale de la répartition du travail et de ses produits et en conséquence elle implique aussi la propriété en tant que « libre disposition de la force de travail d’autrui » (Marx et Engels 1982 : 92), c’est-à-dire, en tant qu’instauration d’un schéma lié à la domination. D’après Balibar, la différence intellectuelle pose ainsi « le principe d’une domination qui se constitue dans le champ de la conscience et la divise elle-même, en produisant des effets eux-mêmes matériels » (p. 94). De ce fait, à partir du moment où surgit cette différence, « la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel » (Marx et Engels 1982 : 90, nos italiques). Cette conscience « pure » qui s’émancipe du monde peut donc produire théorie « pure » (théologie, philosophie, morale, métaphysique, etc.) : voici l’autonomisation de la conscience et l’apparition de l’idéologie qui peut faire abstraction des conditions matérielles qui sont à la base.
Nous pouvons mieux comprendre le lien entre la différence intellectuelle, le schème de domination et la fonction que l’idéologie va remplir à partir de la conception marxiste de l’État et du 6e fragment de L’Idéologie allemande, où Marx explique le lien entre la domination matérielle et la domination intellectuelle.
Avec la division du travail et la propriété privée surgit, selon Marx, la contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relation entre eux. L’État surgit sur la base concrète des intérêts d’un conglomérat des individus ou familles – l’une des intérêts principaux est l’intérêt de classe dont l’une domine toutes les autres. En fait, l’État est « la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque » (p. 155), c’est-à-dire, il surgit comme la « figure de communauté illusoire » (p. 93, note 2) où s’universalisent les intérêts particulières de la classe dominante qu’elle veut imposer aux autres. « L’État est un fabricant d’abstractions en raison même de la fiction unitaire qu’il s’agit pour lui d’imposer à la société. L’universalisation de la particularité est la contrepartie de la constitution de l’État, communauté fictive dont le pouvoir d’abstraction compense le défaut réel de communauté dans les relations entre les individus » (Balibar 2014 : 93). Ainsi, la domination chez Marx n’est pas seulement matériel ; elle implique aussi une domination spirituelle : « toute classe qui aspire à la domination […] doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt comme étant l’intérêt universel » (p. 93, note 2). Pour comprendre comment peut se produire cette domination spirituelle, il nous manque comprendre dans quel contexte surgit l’idéologie et la fonction qu’elle remplit. Le 6e fragment clarifie la question : là, Marx explique le fonctionnement de la division du travail à l’intérieur de la classe dominante. Dans ce fragment Marx pose premièrement l’idée que la classe qui a les moyens de la production matérielle, c’est-à-dire, qui est la classe puissante à niveau de la production, a aussi les moyens de la production intellectuelle. C’est ainsi que
Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent; pour autant qu'ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu'ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d'idées, qu'ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque. (Marx et Engels 1982 : 111-112, nos italiques.)
Cette production et distribution des pensées se produit à l’intérieur de la classe dominante à partir de la division entre le travail intellectuel et le travail matériel. Suivant la théorie du « Stand universel »[6] de Hegel, à laquelle il renverse en attribuant aux intellectuels une fonction d’assujettissement et de division (Balibar 2014 : 99), Marx explique qu’il y a une catégorie d’individus dans la classe dominante qui sont des « idéologues actifs » (Marx et Engels 1982 : 112) et qui élaborent « l’illusion que cette classe se fait sur elle-même » (p. 112). Les idéologues de la classe dominante sont ceux qui élaborent les abstractions universalistes qui donnent lieu à l’État, en représentant l’intérêt qui est à la base de la classe qui a la puissance matérielle et intellectuelle comme l’intérêt commun de tous les individus de la société. Ils génèrent cette illusion en faisant abstraction des idées dominantes : elles sont séparées des individus qui exercent la domination, les éléments matérialistes qui sont à la base de ces idées sont éliminés  et elles sont présentées finalement comme l’élément qui domine l’histoire. Ainsi s’élabore l’idéologie en tant que « vision du monde » de la classe dominante qui est d’abord le rêve d’une universalité impossible et qui sert à légitimer l’état inégale des choses existant à cause de la division du travail et la division en classes de la société en le justifiant à partir de raisons naturelles ou religieuses.[7][8]
Tout cela dit, il reste voir comment Marx et Engels pensent la possibilité de changement ou bouleversement. La deuxième partie du texte que nous sommes en train de commenter est éloquente à propos de ce sujet, comme nous verrons ensuite.

III. Les contradictions de la division du travail et la nécessité de la révolution dans L’Idéologie allemande

La division du travail pour Marx est donc la division des activités qui donne lieu à la naissance des classes – en particulier, d’une classe qui est dominante par rapport aux autres – et qui fait que chaque individu ait « une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir » (Marx et Engels 1982 : 94) : Marx a recours ici à l’idée d’aliénation en tant que puissance étrangère qui échappe au contrôle des hommes et qui les domine. Lorsque la division du travail et les forces productives se développent, il y a aussi des contradictions propres au mode de production qui surgissent : d’un côté, en raison de la division du travail et la division de la société en classes, « l’activité intellectuelle et matérielle, – la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents » (p. 91) ; en plus, il naît « une classe qui support toutes les charges de la société, sans jouir de ses avantages, qui est expulsée de la société et […] que forme la majorité des membres de la société » (p. 100). Ainsi, à cause de ces faits peut se produire une contradiction entre les rapports sociaux de production – c’est-à-dire, l’organisation sociale autour des moyens de production – et la force productive[9] : c’est le cas que Marx identifie dans le surgissement du prolétariat, masse de travailleurs qu’est dépossédé, qu’est à côté des idéologies et que supporte toutes les charges de la société (p. 100). La contradiction entre la théorie « pure » qui résulte de l’autonomisation de la conscience et les rapports existants est subsidiaire de ce conflit entre les rapports de production et la force productive (p. 91), et c’est pour ce raison que chez Marx « peu importe […] ce que la conscience entreprend isolément » (p. 91): le raisonnement critique ne peut pas arriver à résoudre les contradictions qui existent à niveau matériel précisément parce que les produits de la conscience ne sont que l’« expression idéaliste de limites économiques existantes » (p. 101, note 1). Si l’opposition entre les idées dominantes et les rapports sociaux arrive à menacer l’existence de la classe dominante dans le contexte d’un conflit pratique, cette opposition tombe « tandis que l'on voit s'envoler l'illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées de la classe dominante et qu'elles auraient un pouvoir distinct du pouvoir de cette classe » (p. 112) pour sauvegarder les rapports existants. L’unique forme de libération qui peut se produire chez Marx ne vient pas de faire une critique des idées, elle se produit à cause des conditions historiques concrètes – elle « est un fait historique et non un fait intellectuel » (p. 80) – à partir d’une révolution de l’état des choses existent. Ainsi, la contradiction entre les rapports sociaux de production et la force productive produit nécessairement un conflit entre la force productive, l’état social et la conscience, et l’unique possibilité de résoudre ce conflit réside dans un changement des conditions matérielles de production : il est nécessaire abolir à nouveau la division du travail et la propriété privée à partir d’une révolution qui fait un « renversement pratique des rapports sociaux concrètes d’où sont nées ces sornettes idéalistes [c’est-à-dire, l’idéologie en tant qu’illusion d’un monde irréel ou fantastique qui est doué d’une apparente autonomie et qui substitue à l’histoire réelle (Balibar 2014 : 86] » (Marx et Engels 1982 : 103). Chez Marx, cette révolution est immanente au développement de l’histoire du développement des modes de production (cette idée est subsidiaire et critique en même temps de la conception hégélienne de l’histoire). Elle va résoudre les contradictions générées par la division du travail en l’abolissant et ainsi elle va renverser la classe dominante et le système de domination et va permettre en conséquence à la classe qui renverse l’autre de fonder la société sur des bases matérielles nouvelles (p. 101).
Dans L’Idéologie allemande, la classe révolutionnaire est le prolétariat, masse des travailleurs dépossédés[10] qui ne sont plus considérés comme classe, qui sont à côté des idéologies – ils n’ont pas de patrie, de religion –, pour qui les conditions d’existence sont devenues contingentes et incontrôlables et qui pour mettre fin à leur conditions d’existence aliénés et s’affirmer en tant que personnes doivent  abolir leur condition d’existence, l’État, le travail et tout le monde de richesse et de culture existant réellement (p. 141). Cette conception du prolétariat comme masse extérieure au monde de l’idéologie que doit nécessairement produire la révolution était problématique. Selon Balibar (2014), « les évènements de 1848-1850 devaient cruellement souligner l’écart au réel de cette représentation. […] Le fait est que l’expérience immédiat, en France comme en Allemagne ou en Angleterre, allait révéler la puissance du nationalisme, des mythes historiques (républicains ou impériaux), voire des formes religieuses sur le prolétariat, en même temps que la puissance des appareils politiques et militaires de l’ordre établi » (p. 102). Le philosophe explique adéquatement la question qu’est à laquelle cette circonstance va donner
lieu : après les évènements de 1848-1850, Marx n’arrive pas à concilier « la thèse théorique d’une extériorité radicale entre les conditions de production de l’idéologie et la condition prolétarienne, avec le constat de leur compénétration quotidienne » (Balibar 2014 : 102). Comme résultat de cette question, à la fin Marx va opter pour abandonner la notion d’idéologie, en la substituant dans Le Capital par celle de
« fétichisme ».

*  * * * *
Tout au long de ce travail nous avons tenté de clarifier le schéma à l’intérieur duquel se trouvent les considérations marxistes sur la conscience et l’idéologie dans L’Idéologie allemande. Pour cela faire, nous avons premièrement clarifié la polémique qui sert de contexte à la rédaction du livre de Marx et Engels. Nous avons identifié trois enjeux dans l’ouvrage : la proposition de faire une histoire des hommes à partir de ses conditions matérielles d’existence, l’élaboration d’une théorie de la conscience et de l’idéologie, et la proposition de penser la libération depuis une perspective matérialiste. Pour comprendre le premier enjeu nous avons décrit la première partie de L’Idéologie allemande et les concepts de relation de production, propriété privée et division du travail. Ensuite, afin d’expliciter comment surgit les illusions de  l’idéologie et le rôle qu’ils accomplissent, nous avons fait un commentaire du 5e fragment de L’Idéologie allemande. Nous avons vu l’importance qu’a la différence intellectuelle pour le processus d’autonomisation de la conscience et le surgissement de l’idéologie et l’État dans le cadre de la domination matérielle et intellectuelle d’une classe concrète qui cherche à maintenir son puissance à partir de ces éléments. Nous avons vu aussi que les contradictions entre les produits de la conscience et les rapports de production sont solidaires de conflits matériels et que le raisonnement critique ne suffit pas à produire un changement si cela n’accompagne pas un bouleversement des conditions réelles d’existence. Finalement, nous avons étudié brièvement la théorie de la révolution dans L’Idéologie allemande. Il y a deux choses importantes à signaler à propos de cette théorie : 1) la révolution pour Marx est immanente au développement des modes de production, ce sont la division du travail et l’existence de la propriété privée les éléments qui génèrent les contradictions entre les rapports sociaux de production et la force productive et tout le système d’exploitation qui est à la base de la lutte de classes. Il est nécessaire, donc, que la division du travail soit abolie. 2) L’abolition de la division du travail doit se produire à partir d’une classe social qui est en fait exclu du système de classes, qui est une non-classe et qui dans le type d’organisation favorisée par la division du travail matériel et intellectuel est condamné à produire et à soutenir le système de production en même temps qu’elle se trouve complètement dépossédée. Ceux qui constituent cette « non-classe » dans L’Idéologie allemande sont les prolétaires, masse d’individus dénuée d’illusions sur la réalité. La contradiction entre la conception du prolétariat comme classe extérieure à l’idéologie et les évènements de 1848-1850 qui prouvent qui cette thèse est inadéquate font à l’abandon de la notion d’idéologie par Marx après 1852.
Ainsi, à partir de ce travail nous avons tenté de clarifier quelques notions que sont conflictuelles chez la théorie marxiste, surtout celles qui sont liées à l‘idéologie.

Bibliographie
Balibar, É. (2010). La proposition de l’égaliberté. Paris : PUF.
Balibar, É. (2014). La philosophie de Marx. Paris : La Découverte.
Lefebvre, J.-P. et Macherey, P. (1984). Hegel et la société. Paris : PUF.
Marx, K. et Engels, F. (1982). L’idéologie allemande. Traduction de Gilbert Badia. Paris : Éditions sociales.


[1] Nous pouvons lire la même critique de l’oublie de l’importance du milieu matériel dans la formation des idées dans la troisième thèse sur Feuerbach : « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que par conséquent des hommes transformés soient des produits de circonstances autres et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances. » (Marx et Engels 1982 : 51. Note 1, nos italiques).
[2] La difficulté du texte de Marx surgit en partie parce qu’il a été élaboré en dialogue avec des idées de l’époque. On trouve une analyse des intertextes de L’Idéologie allemande dans les chapitres 2 et 3 du livre de Balibar, La philosophe de Marx (2014).
[3] Cela produit l’« accroissement de la population ».
[4] Tous ces aspects sont interdépendants chez Marx: « il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l’activité sociale comme trois stades différents, mais précisément comme trois aspects […] qui ont coexisté depuis le début de l’histoire » (p. 87-88). C’est pour cela peut-être que Marx dit qu’ils sont tous « le premier fait historique». Il faut signaler aussi que Marx n’explicite pas le quatrième moment, nous l’avons déduit à partir du texte.
[5] Balibar (2014) offre une explication plus spécifique de la différence intellectuelle : « il s’agit à la fois de l’opposition entre plusieurs types de travaux – Marx cite le commerce, la comptabilité, la direction  et l’exécution – et de l’opposition entre travail et non-travail, activités “libres” ou gratuites en général, devenues le privilège et la spécialité de certains » (p. 94). L’exemple qui donne Marx des individus liés à l’activité intellectuelle dans le texte à commenter est lié à la sphère religieuse : la première forme des idéologues pour l’auteur est celle des prêtres (p. 90, note 3).
[6] Le Stat universel chez Hegel est constitué par les fonctionnaires de l’État qui se tiennent entre les pouvoir souverain et l’ensemble d’institution de la société civile et dont la fonction est celle de « subsumer le particulier sous l’universel » (Lefebvre et Macherey 1984 : 80). Ce sont des intellectuels qui ont la compétence – c’est-à-dire, une forme de connaissance – d’assumer « la liaison entre l’intérêt commun, l’idéalité de l’État organique, et la hiérarchie complexes de toutes les sphères intermédiaires auxquelles appartiennent les existences individuelles » (p. 80); ils sont « chargés de donner un contenu à la volonté pure du souverain, c’est-à-dire d’en élaborer concrètement les décisions » (p. 81). Ils font, donc, une activité de médiation: ils sont les conseilleurs du monarque et ceux qui savent ce que veut le peuple mieux qu’il ne le sait lui-même : « Le peuple, si l’on désigne par ce mot une partie particulière des membres d’un État, exprime précisément la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut » car « savoir ce que l’on veut […] est le fruit d’une intelligence et d’une connaissance profondes, qui ne sont précisément pas l’affaire du peuple » (Hegel, par. 301 des Principes de la philosophie du droit, chez Lefebvre et Macherey 1984 : 76-77).
[7] L’idéologie vient à être ce que Marx appelle la conscience théorique –qui constitue des religions et des philosophies –. Il faut signaler aussi que dans ce processus d’autonomisation de la conscience se constituent aussi des États – il s’agit dans ce cas-là de la conscience pratique –. Voir Marx et Engels 1982 : 92, note 1.
[8] On trouve la même idée dans le Manifeste du Parti communiste, écrit par Marx et Engels entre 1847 et 1848.
[9] La notion de contradiction entre les rapports de production et la force productive est plus développée dans le Manifeste du Parti communiste.
[10]  Cette dépossession et aliénation du prolétariat est directement liée à la notion de différence intellectuelle : le prolétariat est une masse dépossédée des choses parce que le prolétaire est avant tout dépossédé de soi-même dans le système capitaliste : « l’exploitation du travail salarié a de plus en plus pour résultat l’impersonnalisation du travailleur en tant que masse désintellectualisée » (Balibar 2010 : 87) et cette situation se produit à cause de la           « scission de l’intellectualité et de la manualité comme le point même où fusionnent exploitation et domination (ou “aliénation”) » (idem.)